Voyage à travers le Tibet persécuté, sur la route des immolés
Par Brice Pedroletti dans le Monde -
LE MONDE | 25.12.2012 à 11h47 • Mis à jour le 27.12.2012 à 21h25
Par Brice Pedroletti - Gansu (Chine), envoyé spécial
C'est un hameau accroché à la montagne, aux maisons couleur de glaise, surplombant une vallée où serpente une rivière gelée. L'herbe est rase, chaque bourrasque soulève un nuage de poussière. Au détour d'un chemin, des hommes en file indienne, avançant d'un pas rapide, transportent sur de petits plateaux des torma, des gâteaux sacrificiels tibétains. Modelés avec de la tsampa, la farine d'orge grillée, et coloriés, ils représentent les divinités qui sont invitées au rituel funéraire.
Celui de Gonpo Tsering, 23 ans, qui s'est immolé le 26 novembre dans l'enceinte du grand monastère à quelques centaines de mètres à vol d'oiseau en contrebas, sur les bords de la rivière, doit durer quarante-neuf jours, comme le veut la tradition bouddhiste tibétaine. "Parce qu'il est jeune", précise un parent. Gonpo Tsering avait trois enfants, et l'immolation a surpris la famille, poursuit-il. "Personne n'était au courant, il l'a fait à un moment où il était seul", ajoute le jeune homme. Et tentant d'expliquer le geste de son proche : "Il y a beaucoup de pression, il y a plein de choses qu'on ne peut pas faire ici."
Les cérémonies qui rendent hommage aux immolés des régions tibétaines prolongent le défi des sacrifiés. La photo de l'immolé, sertie dans un cadre doré et entourée de khata (les écharpes cérémonielles), est posée juste devant un portrait du dalaï-lama, sur un autel recouvert d'un brocart ocre au rez-de-chaussée de la maison familiale. Plusieurs représentations du chef spirituel tibétain en exil en Inde sont suspendues aux planches nues posées contre les parois de pisé. Dans une pièce contiguë, des moines se relaient pour assurer quotidiennement les rites bouddhistes. Le hameau est sous le choc : le père et le grand-père de l'immolé ont été arrêtés.
"QUE LE DALAÏ-LAMA REVIENNE"
La région tibétaine du sud du Gansu, dans un rayon d'une centaine de kilomètres autour du grand monastère de Labrang dans l'ancien Amdo tibétain, a connu quinze immolations depuis le début du mois d'octobre. Aucun moine, mais des laïcs : des paysans, parfois des étudiants. Dans un village non loin du bourg d'Amchok, un éleveur de 35 ans a laissé une lettre sur sa motocyclette, le jour où il s'est immolé devant une mine d'or, à quelques kilomètres de chez lui. Il y a écrit ses dernières volontés : "Que le dalaï-lama revienne. Que le panchen-lama soit relâché." Et puis "qu'on n'exploite plus nos trésors", nous rapporte un de ses proches.
La lettre a été confisquée par les autorités. A-t-il laissé entendre qu'il allait se livrer à un tel acte ? "Il n'a rien dit, sinon, on ne l'aurait pas laissé faire ! Il n'a rien dit à personne. Il n'en a même pas parlé à ses amis ou aux membres de sa famille", poursuit le proche, avant que quelqu'un ajoute : "Leur as-tu dit qu'il l'a fait pour la liberté au Tibet ?"
Dans ce village d'une dizaine de maisons collées les unes aux autres, la famille a elle aussi placé le portrait de son immolé dans une petite pièce, au côté de celui du dalaï-lama. Six jours après cette immolation, un jeune de 18 ans a fait le même geste, au même endroit, devant la mine d'or. C'était la troisième immolation à Amchok, où se trouve un monastère de 450 âmes.
Les terres du bourg doivent accueillir le prochain aéroport de Xiahe, la ville chinoise accolée au monastère de Labrang. Une autoroute à six voies en cours de travaux y convoiera les bus de touristes venus visiter l'immense monastère, où l'on ne croise, à cette époque de l'année, que des pèlerins, des moines et des policiers en civil.
UNE MODERNISATION VÉCUE COMME UN VIOL
Cette modernisation à marche forcée, davantage perçue comme un viol que comme un progrès, a figuré en bonne place dans les raisons qui, en 2008, ont nourri les revendications lors de la centaine de manifestations qu'ont connues alors les anciennes provinces tibétaines du Kham et de l'Amdo, aujourd'hui refondues dans les provinces chinoises du Sichuan, du Gansu et du Qinghai. Près de 3 millions de Tibétains y vivent, autant que dans la Région autonome tibétaine (RAT) proprement dite.
Dans l'un des testaments répertoriés par Wang Lixiong, l'un des rares intellectuels chinois à réfléchir et à écrire sur la question tibétaine – depuis 2000, il appelle la Chine à une réconciliation avec le dalaï-lama –, on lit la frustration d'un nomade, un ancien moine nommé Tenzin Khedup, qui s'est immolé en juin parce qu'il ne pouvait rien faire pour le Tibet dans le domaine de la culture, de la religion et de l'économie et qu'il ne voyait pas d'autre solution.
"S'il y avait pour les Tibétains des moyens normaux, autorisés, pour exprimer leur mécontentement, ils les utiliseraient. En 2008, ils sont descendus dans la rue, ont manifesté, mais les autorités chinoises sont parvenues à mater ce mouvement, affirme Wang Lixiong, lors d'un entretien à Pékin. On est passé à des protestations individuelles. Or un individu qui crie tout seul des slogans ou distribue des tracts a un impact très faible, et il est tout de suite arrêté. Il n'y a qu'avec l'immolation que ces personnes ont réalisé qu'elles pouvaient faire la différence. Donc c'est devenu l'acte le plus fort possible de protestation", explique-t-il. "Je pense qu'au tout début, aucun des immolés n'était conscient des conséquences. Désormais, les Tibétains se rendent compte que cette forme de protestation a un effet, et ils sont de plus en plus nombreux parmi la population laïque."
Les nouvelles mesures annoncées récemment par les autorités chinoises pour punir ceux qui s'immolent et ceux qui les auraient aidés traduisent la portée politique de ces suicides, que Pékin déniait jusqu'alors. Elles tentent de briser les solidarités familiales, mais n'auront, estime l'écrivain, qu'un impact temporaire.
Le pic d'immolations atteint en novembre – 28 en un mois –, qui a coïncidé avec la période du congrès du Parti communiste, a laissé place à une curieuse trêve dans cette guerre silencieuse.
DES FONCTIONNAIRES SURVEILLENT LES RUES
Sur la route des immolations, à travers plusieurs bourgs du sud du Gansu, dont les villages alentour ont connu ces dernières semaines deux ou trois cas, on constate que les forces de police et d'unités paramilitaires sont peu visibles : concentrées autour des barrages routiers – pas toujours actifs mais très nombreux et bien équipés – ou bien à l'intérieur des commissariats ou de camps militaires.
Des caméras, installées récemment nous dit-on, surveillent les rues principales des chefs-lieux et chaque entrée de monastère. Et dans au moins un bourg, Sangkok, des voitures stationnées le long des rues, au moteur allumé du matin au soir, nous sont décrites comme abritant des fonctionnaires ou des cadres chargés de surveiller à tour de rôle les rues et de sonner l'alerte en cas de comportement suspect.
Le soir, après 22 heures, un couvre-feu qui ne dit pas son nom est imposé pour les Tibétains. "Si vous êtes Chinois han, il n'y a pas de problème. Un Tibétain, non, il est contrôlé", affirme un habitant. Un membre de sa famille fait partie des Tibétains qui ont été soumis à un mois de "rééducation" dans un centre de détention à Lhassa, après avoir reçu en Inde les enseignements du dalaï-lama lors du festival Kalachakra en janvier. Il est depuis sous contrôle permanent, obligé de laisser son téléphone allumé 24 heures sur 24 et de ne plus quitter la région.
Pour tous les habitants des zones tibétaines en dehors du Tibet, il est devenu extrêmement difficile de se rendre à Lhassa, en raison des barrages, sans de multiples laissez-passer. Les griefs sont nombreux, il suffit d'aborder un sujet pour qu'on vous fasse part de son dépit.
LE TIBÉTAIN NE SERA PLUS LANGUE PRINCIPALE DANS LES COLLÈGES
Un Tibétain d'une vingtaine d'années qui a étudié à Lanzhou, la capitale du Gansu, s'indigne des nouvelles mesures appliquées dans l'éducation dans la province. Dans le Qinghai voisin, elles ont, depuis 2010, provoqué déjà plusieurs manifestations de collégiens. "Selon la nouvelle directive, le tibétain ne sera plus langue principale dans les collèges. Ils ont tenté une fois de l'imposer l'an dernier, mais on a protesté, et là c'est la nouvelle tentative."
Et d'ajouter : "Dans les bourgs, jusqu'à maintenant, il y avait des collèges. C'est fini, il n'y a que des écoles primaires. Il faut aller au chef-lieu pour poursuivre ses études au-delà. Ça leur permet de mieux contrôler l'enseignement en chinois. Si un professeur parle en tibétain ici à la campagne, c'est plus dur pour eux de l'en empêcher." Certes, le collège ainsi que les fournitures sont désormais gratuits. Mais il faut payer la pension...
L'intimidation et la surveillance sont quasi permanentes dans les villages de ces montagnes boisées, agrippés aux contreforts des hauts plateaux de l'Amdo : on peut être arrêté n'importe où par un policier local et plusieurs de ses hommes. Ou se voir signifier d'un doigt sur ses lèvres par son interlocuteur que la personne qui vient d'entrer dans le restaurant, un Tibétain en anorak, est un informateur. On nous parle de ces récompenses promises dans des SMS quotidiens envoyés aux usagers pour quiconque dénoncera une bribe d'affaire (50 000 yuans, soit 6 000 euros) qui concerne une immolation ou le "séparatisme", ou bien une "situation complète" (200 000 yuans). Ces sommes constituent plusieurs années de salaire.
"On n'a plus aucune confiance dans les gens qu'on ne connaît pas", confie un Tibétain d'une vingtaine d'années. Il cite le cas d'un couple repéré dans une foule qui a empêché la police, fin octobre, de saisir le corps brûlé d'un immolé dans le monastère de Labrang et qui fut ensuite dénoncé. Lui-même n'est pas rassuré, il était à Labrang, parmi ceux qui ont subi ce jour-là les gaz lacrymogènes et le canon à eau. Il se sait "fiché". Le problème, dit-il, c'est quand la police secrète intervient : on ne sait pas où les gens sont emmenés, il est impossible pour la famille et ses proches de faire des démarches. La veille, rappelle-t-il, une jeune fille de 21 ans a été enlevée parce qu'elle avait été filmée par une caméra vidéo dans les parages d'une immolation qui a eu lieu récemment dans le bourg. Pourtant, elle ne faisait que passer, assure notre interlocuteur.
APRÈS LES MOINES, LES GENS ORDINAIRES
Eduqué, parlant bien le chinois et employé dans une entreprise locale, il est marqué par ces immolations et l'évolution qu'elles prennent. "Après les moines, c'est le tour des gens ordinaires. Je crois qu'avant ceux-ci ne savaient pas, ne comprenaient pas qu'ils n'avaient pas de liberté. Maintenant, ils savent. Et ils s'entraident", dit-il. Les immolations ont lieu à ses yeux "pour la liberté individuelle, la liberté du peuple, la liberté de l'ensemble de la communauté. C'est pour ça que je trouve que leur geste a de la valeur. Ce n'est pas pour des petits problèmes personnels. Ils se suicident au nom de la communauté entière".
Les réseaux de solidarité sont au cœur de la résistance tibétaine, qui, depuis 2008, s'est incarnée par différents mouvements de boycottage, des campagnes de défense des traditions et de la langue tibétaines, mais aussi un engagement courageux des intellectuels. Beaucoup furent très brutalement persécutés en 2010-2011, essentiellement dans l'Amdo, c'est-à-dire le Gansu et le Qinghai.
Dans les régions rurales où surviennent aujourd'hui les immolations, des groupes de quelques dizaines de familles influentes, alliées selon la coutume du kyidug – le partage "de la joie et de la souffrance" –, composées de chefs qui occupent parfois un poste dans l'administration, prennent les choses en main quand il faut aider : "Toutes les semaines, il y a quelqu'un du groupe qui vient donner un coup de main, parfois pendant plusieurs jours", nous explique-t-on au sujet d'un immolé d'une trentaine d'années qui a laissé derrière lui une famille très pauvre.
La mère de l'immolé, veuve, s'occupe désormais des deux enfants en bas âge de son fils. Sa bru est retournée pour l'hiver dans la tente de ses parents nomades. Avant son suicide en décembre, l'homme avait annoncé à un ami avec lequel il a partagé un repas qu'ils se voyaient pour la dernière fois. Le soutien a été très important : "Les moines sont venus nombreux, il y en avait plein, dehors, à l'intérieur, ils ne pouvaient pas s'asseoir", raconte la mère, un soir de décembre, dans la masure aux murs couverts de papier journal.
IL Y A "DES BONS ET DES MAUVAIS" CHINOIS
Lors des funérailles, un convoi de 300 voitures a accompagné le corps au lieu de crémation. Il a été intercepté par la police. Les anciens ont discuté, et obtenu que les derniers devoirs au défunt soient rendus, tout en garantissant qu'il n'y aurait aucun incident. Ces arrangements sont fréquents dans ces régions où les cadres tibétains locaux sont partie prenante de la communauté : "On connaît des fonctionnaires qui font des donations secrètes aux familles d'immolés. Il y a aussi de l'argent qui vient d'Inde, de l'étranger. Il y a même des Chinois han. Il ne s'agit pas d'être contre les Han. Il y en a des bons et des mauvais, comme les Tibétains", fait valoir notre interlocuteur.
Il cite le cas d'un patron chinois de Lanzhou qui aurait fait parvenir 10 000 yuans à la famille d'un immolé de Bora, un bourg proche de Labrang. Avec un message qui a ému : "Je vous donne cet argent parce que vous vous battez pour votre terre commune, pour la liberté de votre peuple, vous êtes grandioses."
La mère endeuillée n'a pas gardé de photo de son fils. Le traumatisme du suicide, sa résonance communautaire et nationaliste, la dimension religieuse et le facteur d'émulation collective forment une combinaison délicate, que chacun gère comme il peut. "Les jours d'avant, il s'est occupé de ses enfants comme il ne l'avait jamais fait. Il ne sortait pas, ne travaillait plus, on ne l'avait jamais vu montrer autant d'affection, dit-elle, on a trouvé ça un peu bizarre." Elle a reçu l'équivalent de plusieurs milliers d'euros en donations. garder. Elle redistribue tout, à des écoles, au monastère, à plus pauvres qu'eux. C'est sa manière de continuer ce qu'a commencé son fils : "Il s'est suicidé pour les autres."
Brice Pedroletti - Gansu (Chine), envoyé spécial
Un automne meurtrier
Quelques-unes des immolations ayant déclenché un large mouvement de protestation :
29 septembre Un jeune Tibétain de 27 ans, Yungdrung s'immole à Dzatoe, dans la région tibétaine de Yushu.
4 octobre Un écrivain tibétain, Gudrup, 41 ans, met le feu à ses vêtements dans la ville de Nagchu, au Tibet, et en meurt. Il laisse un message sur le réseau chinois QQ, dans lequel il parle de "la fierté que nous avons en tant que peuple" et appelle à "faire face à la perte et à la souffrance". Le texte a eu un rare écho en Chine : des dizaines de milliers de personnes y ont fait référence.
6 octobre Sangay Gyatso, âgé de 27 ans et père d'un enfant, s'immole dans un monastère proche de Tsoe (Hezuo en chinois), dans une région tibétaine de la province du Gansu.
23 octobre Dorje Rinchen, un homme de 58 ans, meurt après s'être immolé près du grand monastère de Labrang, dans une région tibétaine de la province chinoise du Gansu (nord-est), devant une caserne de l'armée.
31 octobre Une femme nommée Tamdrin Tso se suicide dans un village du canton.
4 novembre L'immolation d'un peintre de Thangka âgé de 25 ans déclenche des manifestation et de nombreuses protestations.
95
immolations
Selon le groupe de défense des droits de l'homme International campaign for Tibet, 95 Tibétains ont mis le feu à leurs vêtements depuis 2009 dans les provinces chinoises à population tibétaine, pour protester contre la répression de leur religion et de leur culture par Pékin. La plupart des immolés ont perdu la vie.
Le porte folio
14 photos de ce périple au coeur de la souffrance du Tibet
http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/portfolio/2012/12/25/voyage-au-c-ur-de-la-region-tibetaine-des-immolations_1809649_3216.html
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