dimanche 18 avril 2010

Tibet et Chine : ne pas confondre

Newsletter avril 2010

mailto : claude.levenson@gmail.com

TIBET ET CHINE : NE PAS CONFONDRE !

Non, cette fois la terre n'a pas tremblé avec une rare violence en Chine, mais à Jyekundo (Yushu en mandarin) au Tibet, et ce sont essentiellement des Tibétains qui ont été frappés par ce brutal coup de colère. Inutile certes de faire des comptes d'apothicaire à l'heure d'un tel désastre, mais tout de même, le respect le plus élémentaire dû aux victimes est de mentionner correctement leur identité réelle, comme de leur accorder la dignité essentielle de mourir en tant que tels sur leur propre sol ancestral. Aussi, tous les grands de ce monde qui se sont empressés d'envoyer des messages de condoléances au président chinois auraient-ils été tout aussi bien avisés d'en présenter au Dalaï-Lama et à tous les Tibétains, de l'extérieur comme de l'intérieur.

A force de feindre d'ignorer le différend entre les deux voisins au coeur de la Haute Asie, on finirait par oublier trop commodément que le Tibet est un pays occupé depuis six décennies, que son peuple est captif d'un pouvoir colonisateur et que son droit fondamental à l'autodétermination lui est refusé par un régime autocratique – pour ne pas dire dictatorial. A force de s'incliner si bas devant une réussite économique qui aveugle ceux qui ont les yeux plus gros que le ventre et n'ont cure du sort d'autrui, la vue se brouille et l'ignorance, volontaire ou non, fait le reste.

Pourtant, dès les premières images disponibles – photos ou reportages vidéo en provenance des agences officielles chinoises elles-mêmes, aucun doute n'était possible : morts ou vivants, les victimes sont en majorité tibétaines (passons sur cette formule glanée dans une dépêche d'agence française « une chinoise d'ethnie tibétaine », faudrait que quelqu'un m'explique ce que ça veut dire…) Ces visages de nomades dernièrement sédentarisés de force (sous prétexte de sauvegarder l'environnement…) ne sauraient être confondus avec d'autres populations d'immigration récente dans cette région reculée si tragiquement touchée. A en croire des réactions sur la toile chinoise, même des internautes han n'en reviennent pas : eux qui d'ordinaire n'apprécient guère ces voisins turbulents considérés comme des barbares et qui de surcroît se montrent ingrats envers un régime qui fait tout pour les sortir de leur « arriération » et d'un prétendu servage séculaire, découvrent soudain les conditions de misère qui leur sont imposées. L'un d'eux s'étonne : alors que la télévision officielle montre toujours des Tibétains richement vêtus d'habits somptueux dansant et chantant les louanges du parti communiste et de ses dirigeants, voilà qu'il les entrevoit sous un jour totalement différent, dans des contrées rudes laissés pour compte d'un développement qui les ignore, tandis que des colons venus de Chine continentale exploitent les richesses de leur sous-sol sans tenir compte de leurs traditions ni de leurs coutumes.

Les autorités chinoises si fières d'aligner chiffres et statistiques témoignant de leur sollicitude du bien-être de la population « d'ethnies minoritaires comme les Tibétains » se retrouvent confrontées à une réalité qui rappelle singulièrement celle du tremblement de terre au Séchouan en 2008, avec les écoles effondrées et des élèves par dizaines morts sous les décombres… Au fait, qui a décidé que les Tibétains sont une « ethnie minoritaire » ? Que comprendre de cette réflexion d'un ex-pasteur nomade qui raconte avoir été contraint de se séparer de son troupeau avant d'emménager dans une maison qu'il a dû payer et qui a désormais tout perdu – sauf la volonté de quitter cette existence qu'il n'aime pas dans une ville qui n'a rien à lui offrir en échange de sa prairie, de son horizon et de son silence perdus : on lui a promis une tente, il attend pour repartir vers son pâturage ancestral, quitte à aller « faire paître les bêtes de ceux qui sont restés en liberté »…

Malgré les restrictions imposées, des témoignages s'accumulent qui disent la détresse des survivants, la solidarité qui s'organise vaille que vaille, le ressentiment aussi qui monte en raison des secours qui tardent et s'occupent d`abord des bâtiments administratifs officiels et des immeubles résidentiels, sans guère se soucier du quotidien des plus mal lotis. La communauté exilée, qui a accueilli ces dernières années nombre de jeunes réfugiés de ces régions reculées fuyant précisément les campagnes de sédentarisation forcée ou de rééducation patriotique dans les monastères, fait office de courroie de transmission et de recherche d'informations grâce à des liens familiaux, tout en s'activant afin de faire passer de l'aide d'urgence à ceux qui en ont le plus besoin. Mais le gouvernement chinois entend garder sous strict contrôle tout ce qui a trait à ce sujet ultrasensible, et si quelques journalistes occidentaux ainsi que des ONG travaillant sur place ont réussi à parer au plus pressé et à donner des nouvelles sur l'ampleur du désastre et les urgences, n'entre pas qui veut dans ces zones toujours sous haute surveillance militaire depuis les manifestations de 2008 – d'ailleurs, des protestations ont encore sporadiquement lieu, et la répression n'a pas cessé, de jeunes élèves d'une école secondaire ayant dernièrement été arrêtés dans la région pour avoir réclamé l'indépendance et le retour du dalaï-lama… Et Pékin a refusé l'aide des équipes de secours taïwanaises prêtes à se rendre sur place.

En attendant, ce sont les moines des monastères des environs qui sont venus à la rescousse des sinistrés, aidant à mains nues les survivants à déblayer les corps et à récupérer de modestes biens – une équipe de télévision occidentale a filmé une photo du dalaï-lama pieusement retirée des décombres… Ce qui n'est pas forcément du goût des responsables chinois, dont l'un d'eux a cru bon, selon un journal allemand qui rapporte le fait, de féliciter les moines « de témoigner ainsi leur amour envers la nation, la religion et la patrie ». Comme propagande politique éhontée, on ne fait guère mieux, alors que les moines, honnis par le pouvoir, s'apprêtaient à célébrer les rites funéraires devant un monceau de corps sans vie, afin que les victimes soient dignement accompagnées selon la tradition.

Les troupes chinoises dépêchées sur les lieux souffrent du mal d'altitude – mais les Tibétains qui vivent déjà sous surveillance permanente renforcée craignent beaucoup de les voir prolonger leur séjour commandé : nombre d'entre eux préfèrent quitter la ville et les « villages socialistes » où ont été parqués des dizaines de milliers de nomades pour regagner les montagnes et les collines des alentours, qu'ils jugent désormais plus sûres… Certains n'hésitent pas non plus à s'interroger, ne serait-ce qu'à mi-voix, sur un avenir pour eux de plus en plus incertain, et mettent en cause à mots couverts l'implantation de fabriques, la mise en exploitation des mines et la construction de barrages sur toutes les grandes rivières de la région – autant de facteurs qui, à leurs yeux, représentent un grave danger pour leur environnement et leur mode de vie, alors qu'eux-mêmes en sont réduits au rôle de spectateurs passifs et impuissants, sans voix au chapitre.

Autant d'interrogations qui viennent à l'esprit et posent la question précise de la responsabilité des barrages construits ou à venir (81 au programme sur le plateau tibétain) en ces régions de haute altitude que les dirigeants chinois comptent transformer en réservoir hydraulique pour une Chine toujours plus avide d'énergie afin de poursuivre une croissance débridée dans un but se nourrissant de chimères… aux dépens des Tibétains. Pour l'heure, instruites d'expérience, des associations internationales réclament de plus en plus fermement un moratoire sur ces chantiers anarchiques dont les riverains ne sont pas consultés, alors qu'ils se retrouvent soudain privés de leur gagne-pain ou confrontés à des catastrophes climatiques sans précédent dans leur histoire.

Le temps semblerait être venu d'ouvrir enfin les yeux, de regarder une carte et de ne pas confondre avec une complaisance coupable – ajoutant l'insulte à la souffrance – Tibet et Chine. Quoi qu'en disent les actuels dirigeants chinois, les Tibétains et les Chinois sont certes voisins, mais leurs histoires sont différentes, comme leurs langues, leurs traditions, leurs cultures et leurs coutumes. Nul doute qu'à l'heure d'une société mondialisée comme aujourd'hui, il n'est guère possible d'ignorer l'interdépendance sur laquelle elle se fonde. Il n'empêche, comme le relevait avec un brin de malice le Dalaï-Lama lors de son récent passage à Zurich et en dépit de l'incivilité des autorités helvétiques, nul ne s'est encore aventuré à l'appeler « le Dalaï-lama de Chine », ou encore moins « le Dalaï-lama du Tibet de Chine », il est et demeure le « Dalaï-lama du Tibet ». C'est précisément pourquoi il reste, aux yeux de son peuple et de beaucoup d'autres, que cela plaise ou non à Pékin, le pivot d'une solution viable au différend tibéto-chinois. L'an dernier, après le passage d'un cyclone dévastateur à Taiwan, le gouvernement de Taipeh avait consenti à une « visite pastorale » du leader tibétain dans l'île – le ciel n'en était pas tombé pour autant sur la tête de quiconque. Et si la direction du parti chinois avait réellement l'intention de répondre aux aspirations tibétaines, que ne trouverait-elle pas le courage politique d'un geste semblable, qui lui vaudrait non seulement la reconnaissance des Tibétains, mais également l'estime de la communauté internationale, et peut-être d'une bonne partie de ses propres citoyens…

C.B.L

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