Newsletter janvier 2010
mailto : claude.levenson@gmail.com
Elles étaient froides et venteuses, ces nuits de janvier à Bodh Gaya, et pourtant, les journées poussiéreuses, brumeuses au petit matin, étaient empreintes de cette légèreté bienveillante qui – en dépit de bousculades passagères – accompagne d’ordinaire les déplacements du Dalaï-lama. A ce rendez-vous d’enseignement public, les fidèles étaient bien présents, attentifs sous la vaste tente pompeusement baptisée Kâlachakra maïdan. Autour du grand stûpa et de l’arbre de la Bodhi où le prince Gautama a jadis atteint l’Eveil, c’était la circumambulation traditionnelle en rangs serrés des pèlerins venus de loin, accompagnée de la non moins traditionnelle litanie profonde des moines, dans le crissement des moulins à prières au poing des dévots et le glissement feutré de milliers de pas sur les cailloux et la terre battue du chemin de ronde consacré par le temps et la foi. Les moments forts n’ont pas manqué, parmi lesquels hors session une audience remarquée accordée aux participants chinois de divers horizons de l’intérieur et de l’extérieur, ainsi qu’une rencontre avec des étrangers (entendez « occidentaux ») venus à trois ou quatre mille d’une quarantaine de pays écouter le maître de sagesse que les Tibétains apprécient depuis si longtemps.
Si les enseignements sont chose sérieuse par excellence, le Dalaï-lama sait aussi les agrémenter de remarques judicieuses parfois inattendues mais toujours à propos – ainsi, alors qu’il expliquait la nécessité de se débarrasser de l’hypocrisie en tant qu’obstacle sur le chemin, son allusion brocardant le président américain ajournant leur rencontre afin de ne pas froisser des susceptibilités à fleur de peau à l’autre bout du monde a soulevé une vague de rires dans l’assistance. Plus grave cependant, à l’issue de ces journées bien remplies, au cours d’une rencontre informelle, le leader tibétain a renouvelé un appel pressant à tous ceux qui le pouvaient d’aller voir « ce qui se passe au Tibet militairement occupé, afin de prendre la mesure des souffrances endurées par le peuple tibétain, et d’en porter témoignage. »
Il y a une année, l’ONU et les décideurs de tout calibre d’horizons divers avaient fait la sourde oreille. Certes, un vieil adage prétend qu’il n’est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir – mais comment rester de marbre quand Dhondup Wangchen écope de six ans de prison pour avoir filmé des Tibétains exprimant leur ras-le-bol d’une présence étrangère imposée ? Les peines sont lourdes pour quiconque ose parler vrai dans un pays sous la botte, Tibétains et Chinois téméraires en font la cruelle expérience. A preuve, deux écoles, l’une élémentaire et l’autre moyenne, viennent d’être fermées d’autorité dans la région de Machu, pour avoir annoncé l’organisation d’un séminaire consacré à la sauvegarde de la langue tibétaine… Et ce n’est pas la nomination d’un Tibétain de souche, Pema Thinley, au poste de secrétaire adjoint (adjoint seulement, pas dans le rôle principal) du parti communiste de la Région dite autonome qui va changer quelque chose, tandis qu’à peu près dans le même temps, lors d’une réunion politique dans la capitale tibétaine, Jampa Phuntsok (Qiangba Pingcuo, selon la transcription chinoise) donnait sa démission du poste de gouverneur – payerait-il les pots cassés des manifestations de Lhassa de 2008 ? Pas de nouvelles cependant de son double chinois, Zhang Qingli, dont les prises de position d’une rare intransigeance ont sans doute contribué à entretenir les tensions.
Et pendant ce temps, on apprend qu’il y a quelques jours, le 8 janvier de cette année, le Bureau politique du parti communiste chinois réuni à Pékin sous la présidence de Hu Jintao en personne, flanqué du premier ministre Wen Jiabao et du vice-président Xi Jinping discutait du « système d’autonomie régionale des minorités ethniques et d’une voie de développement à la chinoise adaptée aux conditions locales », afin d’assurer « la stabilité à long terme du Tibet ». Mais, au fait, qui donc a décidé que les Tibétains étaient une « minorité ethnique » de la Chine ?
Après les jeux olympiques et le 60e anniversaire tant claironné de la République populaire, la clique dirigeante de la Chine se prépare en vue de l’exposition universelle de Shanghai et, un peu plus tard dans l’année, des jeux asiatiques de Canton. Inutile donc de s’étonner qu’à la veille de la réunion à Pékin des plus hautes têtes pensantes du régime, le Bureau d’information du Conseil d’Etat ait jugé nécessaire d’annoncer et de définir publiquement ses objectifs pour 2010. En voici l’essentiel, dans le respect du jargon officiel : « La Chine doit se saisir du pouvoir du discours, prendre la direction de l’opinion publique et accroître sa capacité de communication internationale, travailler à gagner en puissance dans l’opinion publique étrangère – à la mesure du développement économique de la Chine et de son statut international. » Et le directeur dudit Bureau, Wang Chen, de préciser : « Nous nous efforcerons encore davantage afin d’aider le monde à comprendre une Chine prospère, démocratique, ouverte, pacifique et harmonieuse. » Rien que ça…
Inutile de rire, même jaune, nous voilà prévenus, et en guise d’illustration concrète, il faut savoir que très fâchés par le refus des organisateurs privés d’un festival de cinéma à Palm Springs de retirer de leur programmation un film tibétain de Ritu Sarin et Tenzin Sonam intitulé « Le soleil au-delà des nuages », les responsables de l’industrie cinématographique chinoise ont décidé de quitter la compétition en emportant les deux films officiels. Le film tibétain a remporté un franc succès. Et encore plus courroucés par les (timides) remontrances anglaises à la suite de la récente exécution d’un citoyen britannique, les diplomates chinois ont fort peu diplomatiquement fait avoir qu’ils ne se rendraient pas au rendez-vous du dialogue sino-britannique bisannuel sur les droits de l’homme qui devait se tenir en janvier à Londres. Ça commence bien…
Il n’empêche : à en croire l’avis de deux experts aux points de départ de leur réflexion croisée grandement opposés, le Tibétain Tsering Shakya et le Chinois Wang Lixiong, « la bataille du Tibet » est bel et bien engagée, et ce qui se joue tragiquement aujourd’hui sur le toit du monde nous concerne tous, chacun et chacune. Il n’est pas concevable de laisser disparaître le Tibet, son peuple et sa culture, ni de les laisser être métamorphosés de force en produits folkloriques de pacotille… chinoise, la communauté humaine ne s’en remettrait pas. C’est à coups d’investissements économiques, d’encouragements effrénés au consumérisme et de contrôle renforcé sur la religion que le régime de Pékin entend venir à bout de la résistance tibétaine. Et si le chemin est semé d’embûches à l’heure d’une érosion généralisée des libertés fondamentales et de la liberté tout court, n’est-ce pas Alexandra David-Neel qui disait : « La bravoure est la plus sûre des attitudes. Les choses perdent de leur épouvante à être regardées en face », alors qu’Albert Camus estimait pour sa part que « en vérité, le chemin importe peu, la volonté d’arriver suffit à tout… »